C’est le monde musical qui fut le premier impacté par l’arrivée de supports numériques : soudain dématérialisés, les produits culturels bouleversaient les usages et les modes d’achat obligeant l’industrie musicale à s’adapter, souvent dans la douleur, pour continuer à produire sur un marché totalement métamorphosé.
De façon plus discrète d’autres professions liées à l’art et à la culture ont également été contraintes de revoir leurs modèles économiques. Ainsi des maisons de ventes volontaires qui, pour continuer à exercer leur métier, ont dû développer des solutions d’achat en ligne, les clients ayant tendance à vouloir acheter à distance plutôt que de se rendre physiquement dans les salles de ventes. Bien leur en a pris. En effet si le charme y perd parfois un peu, l’efficacité y gagne. Damien Leclere, commissaire-priseur à Marseille et vice-président du Syndicat national des maisons de ventes volontaires (Symev), observe « Après une courte phase de résistance, toute la profession a vu l’intérêt qu’elle pouvait retirer des technologies numériques comme, par exemple, le fait de pouvoir entrer facilement en contact avec des acheteurs du monde entier. Si bien que la plupart des maisons de vente ont progressivement investi le Net. Mais de toute façon, nous n’avions pas vraiment le choix : dans un environnement en perpétuelle mutation, il faut s’adapter pour répondre aux nouveaux usages et ne pas laisser le terrain à la concurrence » (1).
Le même sentiment d’inéluctabilité s’empare maintenant du secteur de l’édition. Même si le marché du livre numérique demeure très embryonnaire en France, les perspectives de croissance que laissent entrevoir les pays anglo-saxons, où l’ebook se taille déjà des parts de marché significatives, a achevé de convaincre les plus sceptiques. Tous les métiers du livre souhaitent anticiper a minima l’éventuel succès du livre numérique, au risque sinon de rester au bord de la route et de se laisser submerger par les mastodontes américains du Web que sont les Google, Amazon ou Apple.
Chez tous les acteurs du secteur de l’édition, c’est donc le branle-bas de combat. Et comme en France, la culture n’est pas un marché tout à fait comme les autres, la fièvre numérique a même gagné récemment les hautes sphères publiques. Dernière initiative en date : le lancement de la mission « Culture Acte 2 » chargée de plancher sur les moyens d’adapter notre société à la création et à la diversité culturelle à l’heure du numérique (2). Présentant, le 6 décembre dernier, un premier bilan d’étape de cette Mission gouvernementale qu’il préside, l’ancien dirigeant de Canal Plus Pierre Lescure a regretté que le livre fasse son entrée « à reculons » dans le numérique. « Les catalogues, déplorait-il, sont très incomplets avec 90 000 titres pour 620 000 références disponibles en format papier. Les éditeurs semblent attendre que l’équipement des foyers en liseuses croisse et que les pratiques de lecture numérique se développent. »
Le message est donc clair et prend la forme d’un encouragement aux éditeurs à investir davantage dans la numérisation de leurs catalogues. Le constat serait donc celui d’un retard des professionnels du livre par rapport aux souhaits des lecteurs… Il est vrai que, selon le deuxième Baromètre des usages du livre numérique dévoilé en novembre 2012, près de 14 % des Français ont déjà lu ou parcouru un livre sous format numérique (3). Des chiffres qui laissent deviner que si la lecture numérique ne s’est pas encore totalement démocratisée, son usage n’est plus si confidentiel auprès des Français qui ont déjà adopté pour partie la lecture des journaux sur tablette. Car c’est par la presse en ligne que les usagers se sont initiés à la lecture dématérialisée et y ont pris goût.
Une étude d’opinion réalisée pour le Syndicat des Editeurs de Presse Magazine (SEPM) a récemment révélé que 21 millions de Français consomment simultanément de l’information sur les supports imprimés et digitaux, les uns ne se substituant pas aux autres mais au contraire se complétant, selon les besoins et les circonstances (4). Un constat qui rejoint l’opinion des principaux éditeurs s’agissant du livre numérique. Pour Arnaud Nourry, patron d’Hachette Livre et fin connaisseur des enjeux du numérique en raison de la forte implantation de son entreprise dans le monde anglo-saxon, « l’exemple de la presse numérique préfigure celui de la lecture numérique, l’e-book n’ayant pas vocation à absorber le livre traditionnel mais à offrir de nouvelles fonctionnalités et à toucher de nouveaux publics caractérisés par des usages différents ».
Fait significatif : alors qu’Hachette Livres diffuse des livres numériques sur ses marchés anglo-saxons, cet éditeur fait le choix d’une montée en puissance progressive sur le marché français. Une position mesurée qui traduit aussi, de la part des grands éditeurs, le souhait de préserver les fragiles équilibres de l’industrie française du livre. Car si le livre numérique ne remet pas en cause le rôle des éditeurs, il risque bien évidemment de fragiliser considérablement les libraires indépendants dont l’existence reste nécessaire à une bonne diffusion des livres papier. D’où la volonté d’entrer dans l’ère du numérique avec prudence et en veillant au respect des intérêts des autres parties prenantes du secteur de l’édition. Une posture qui a notamment conduit les éditeurs français à réaffirmer leur attachement au « prix unique du livre » qui, en empêchant la concurrence déloyale dans la diffusion, permet aux libraires indépendants de survivre (5).
Les considérations économiques des éditeurs du livre rejoignent ici l’intérêt général et illustrent leur volonté de continuer à remplir leur rôle en diffusant des œuvres diversifiées et de qualité accessibles à tous. Mais elles reflètent aussi leurs réserves quant à la tournure prise par le livre numérique au plan technique. En effet, actuellement, les supports de lecture se caractérisent par l’absence de d’interopérabilité. Chaque enseigne développe son lecteur propriétaire, comme le Kindle pour Amazon, itunes pour Apple ou le Kobo pour la Fnac, sans chercher la compatibilité par des standards communs et ouverts. Chaque client est ainsi captif du format des livres qu’il achète : il ne peut changer de lecteur sans devoir racheter toute sa bibliothèque numérique…
La mission Lescure dénonce également cet état de fait, déplorant « la multiplication des formats non interopérables, conjuguée à l’insertion de DRM » (Digital Rights Management). Ces systèmes de protection anti-piratage aboutissent en effet à restreindre le nombre de lecteurs d’un ebook. D’où la perplexité de nombreux lecteurs potentiels. Pour les spécialistes des nouveaux usages numériques, c’est là le principal verrou à un véritable essor du livre dématérialisé. En effet, la technologie numérique ne révolutionne les usages qu’en présentant une approche ludique et instinctive. Des qualités qui font encore défaut s’agissant de l’édition numérique mais qui se traduisent par de véritables casse-têtes au plan technique, le monde de l’édition étant, à bon droit, tétanisé à l’idée de voir le piratage de livres déstabiliser toute la filière comme cela a été le cas pour le secteur de la production musicale.
Reste que l’avenir du livre numérique et sa démocratisation passe probablement par là. Dans un récent rapport sur la politique du livre numérique, les membres du laboratoire d’idées Terra Nova préconisent ainsi « la standardisation des formats et l’interopérabilité entre appareils et contenus ». Un changement de pratique permettant, selon à eux, de provoquer « une révolution numérique créatrice plutôt que destructrice, qui permette la diversité culturelle et l’accès au livre pour tous les publics » (5).
Tel est bien le défi posé par la révolution numérique au monde de l’édition : saisir les opportunités offertes par le livre numérique pour renforcer l’accès de tous à la culture, sans déstabiliser l’ensemble de la filière. Le rêve de tout un chacun ? Voir le livre numérique jouer un rôle similaire à celui qui fut, voici quelques décennies, joué par le livre de poche pour démocratiser la lecture et conquérir de nouveaux lecteurs. Qui sait, les futures générations de lecteurs de La Pléiade auront peut-être pris le goût de la lecture en pianotant sur leur smartphone ?
Pascaline Frimont
(1) www.symev.org.
(2) Mission Culture Acte 2 : http://www.culture-acte2.fr/
(3) Deuxième « Baromètre des usages du livre numérique » dévoilé en février 2013 par le Syndicat national de l'édition (SNE), la Société des gens de lettres (SGDL) et la société civile de l'édition Sofia :
http://www.sgdl.org/la-documentation/communiquesarticles/2012/191-les-communiques/1264-barometre-sofiasnesgdl- -
(4) « Le pouvoir des lectures convergentes », Étude « Print + Digital » réalisée par le Syndicat des Editeurs de Presse Magazine (SEPM), octobre 2012.
(5) A ce sujet, voire notamment l’intervention d’Arnaud Nourry au « Symposium d’éditeurs de huit pays européens » qui s’est tenu le 1er décembre 2011 au Palais du Luxembourg à l’initiative du Bureau international de l’édition français et du Syndicat national de l’édition française : http://www.sne.fr/actualites/le-premier-symposium-des-editeurs-europeens-s-est-reuni-le-1er-decembre-2011-au-senat-a-paris-.html
(6) « Politique du livre : quelle révolution numérique voulons-nous ? », Terra Nova, avril 2012
http://www.tnova.fr/note/politique-du-livre-quelle-r-volution-num-rique-voulons-nous
De façon plus discrète d’autres professions liées à l’art et à la culture ont également été contraintes de revoir leurs modèles économiques. Ainsi des maisons de ventes volontaires qui, pour continuer à exercer leur métier, ont dû développer des solutions d’achat en ligne, les clients ayant tendance à vouloir acheter à distance plutôt que de se rendre physiquement dans les salles de ventes. Bien leur en a pris. En effet si le charme y perd parfois un peu, l’efficacité y gagne. Damien Leclere, commissaire-priseur à Marseille et vice-président du Syndicat national des maisons de ventes volontaires (Symev), observe « Après une courte phase de résistance, toute la profession a vu l’intérêt qu’elle pouvait retirer des technologies numériques comme, par exemple, le fait de pouvoir entrer facilement en contact avec des acheteurs du monde entier. Si bien que la plupart des maisons de vente ont progressivement investi le Net. Mais de toute façon, nous n’avions pas vraiment le choix : dans un environnement en perpétuelle mutation, il faut s’adapter pour répondre aux nouveaux usages et ne pas laisser le terrain à la concurrence » (1).
Le même sentiment d’inéluctabilité s’empare maintenant du secteur de l’édition. Même si le marché du livre numérique demeure très embryonnaire en France, les perspectives de croissance que laissent entrevoir les pays anglo-saxons, où l’ebook se taille déjà des parts de marché significatives, a achevé de convaincre les plus sceptiques. Tous les métiers du livre souhaitent anticiper a minima l’éventuel succès du livre numérique, au risque sinon de rester au bord de la route et de se laisser submerger par les mastodontes américains du Web que sont les Google, Amazon ou Apple.
Chez tous les acteurs du secteur de l’édition, c’est donc le branle-bas de combat. Et comme en France, la culture n’est pas un marché tout à fait comme les autres, la fièvre numérique a même gagné récemment les hautes sphères publiques. Dernière initiative en date : le lancement de la mission « Culture Acte 2 » chargée de plancher sur les moyens d’adapter notre société à la création et à la diversité culturelle à l’heure du numérique (2). Présentant, le 6 décembre dernier, un premier bilan d’étape de cette Mission gouvernementale qu’il préside, l’ancien dirigeant de Canal Plus Pierre Lescure a regretté que le livre fasse son entrée « à reculons » dans le numérique. « Les catalogues, déplorait-il, sont très incomplets avec 90 000 titres pour 620 000 références disponibles en format papier. Les éditeurs semblent attendre que l’équipement des foyers en liseuses croisse et que les pratiques de lecture numérique se développent. »
Le message est donc clair et prend la forme d’un encouragement aux éditeurs à investir davantage dans la numérisation de leurs catalogues. Le constat serait donc celui d’un retard des professionnels du livre par rapport aux souhaits des lecteurs… Il est vrai que, selon le deuxième Baromètre des usages du livre numérique dévoilé en novembre 2012, près de 14 % des Français ont déjà lu ou parcouru un livre sous format numérique (3). Des chiffres qui laissent deviner que si la lecture numérique ne s’est pas encore totalement démocratisée, son usage n’est plus si confidentiel auprès des Français qui ont déjà adopté pour partie la lecture des journaux sur tablette. Car c’est par la presse en ligne que les usagers se sont initiés à la lecture dématérialisée et y ont pris goût.
Une étude d’opinion réalisée pour le Syndicat des Editeurs de Presse Magazine (SEPM) a récemment révélé que 21 millions de Français consomment simultanément de l’information sur les supports imprimés et digitaux, les uns ne se substituant pas aux autres mais au contraire se complétant, selon les besoins et les circonstances (4). Un constat qui rejoint l’opinion des principaux éditeurs s’agissant du livre numérique. Pour Arnaud Nourry, patron d’Hachette Livre et fin connaisseur des enjeux du numérique en raison de la forte implantation de son entreprise dans le monde anglo-saxon, « l’exemple de la presse numérique préfigure celui de la lecture numérique, l’e-book n’ayant pas vocation à absorber le livre traditionnel mais à offrir de nouvelles fonctionnalités et à toucher de nouveaux publics caractérisés par des usages différents ».
Fait significatif : alors qu’Hachette Livres diffuse des livres numériques sur ses marchés anglo-saxons, cet éditeur fait le choix d’une montée en puissance progressive sur le marché français. Une position mesurée qui traduit aussi, de la part des grands éditeurs, le souhait de préserver les fragiles équilibres de l’industrie française du livre. Car si le livre numérique ne remet pas en cause le rôle des éditeurs, il risque bien évidemment de fragiliser considérablement les libraires indépendants dont l’existence reste nécessaire à une bonne diffusion des livres papier. D’où la volonté d’entrer dans l’ère du numérique avec prudence et en veillant au respect des intérêts des autres parties prenantes du secteur de l’édition. Une posture qui a notamment conduit les éditeurs français à réaffirmer leur attachement au « prix unique du livre » qui, en empêchant la concurrence déloyale dans la diffusion, permet aux libraires indépendants de survivre (5).
Les considérations économiques des éditeurs du livre rejoignent ici l’intérêt général et illustrent leur volonté de continuer à remplir leur rôle en diffusant des œuvres diversifiées et de qualité accessibles à tous. Mais elles reflètent aussi leurs réserves quant à la tournure prise par le livre numérique au plan technique. En effet, actuellement, les supports de lecture se caractérisent par l’absence de d’interopérabilité. Chaque enseigne développe son lecteur propriétaire, comme le Kindle pour Amazon, itunes pour Apple ou le Kobo pour la Fnac, sans chercher la compatibilité par des standards communs et ouverts. Chaque client est ainsi captif du format des livres qu’il achète : il ne peut changer de lecteur sans devoir racheter toute sa bibliothèque numérique…
La mission Lescure dénonce également cet état de fait, déplorant « la multiplication des formats non interopérables, conjuguée à l’insertion de DRM » (Digital Rights Management). Ces systèmes de protection anti-piratage aboutissent en effet à restreindre le nombre de lecteurs d’un ebook. D’où la perplexité de nombreux lecteurs potentiels. Pour les spécialistes des nouveaux usages numériques, c’est là le principal verrou à un véritable essor du livre dématérialisé. En effet, la technologie numérique ne révolutionne les usages qu’en présentant une approche ludique et instinctive. Des qualités qui font encore défaut s’agissant de l’édition numérique mais qui se traduisent par de véritables casse-têtes au plan technique, le monde de l’édition étant, à bon droit, tétanisé à l’idée de voir le piratage de livres déstabiliser toute la filière comme cela a été le cas pour le secteur de la production musicale.
Reste que l’avenir du livre numérique et sa démocratisation passe probablement par là. Dans un récent rapport sur la politique du livre numérique, les membres du laboratoire d’idées Terra Nova préconisent ainsi « la standardisation des formats et l’interopérabilité entre appareils et contenus ». Un changement de pratique permettant, selon à eux, de provoquer « une révolution numérique créatrice plutôt que destructrice, qui permette la diversité culturelle et l’accès au livre pour tous les publics » (5).
Tel est bien le défi posé par la révolution numérique au monde de l’édition : saisir les opportunités offertes par le livre numérique pour renforcer l’accès de tous à la culture, sans déstabiliser l’ensemble de la filière. Le rêve de tout un chacun ? Voir le livre numérique jouer un rôle similaire à celui qui fut, voici quelques décennies, joué par le livre de poche pour démocratiser la lecture et conquérir de nouveaux lecteurs. Qui sait, les futures générations de lecteurs de La Pléiade auront peut-être pris le goût de la lecture en pianotant sur leur smartphone ?
Pascaline Frimont
(1) www.symev.org.
(2) Mission Culture Acte 2 : http://www.culture-acte2.fr/
(3) Deuxième « Baromètre des usages du livre numérique » dévoilé en février 2013 par le Syndicat national de l'édition (SNE), la Société des gens de lettres (SGDL) et la société civile de l'édition Sofia :
http://www.sgdl.org/la-documentation/communiquesarticles/2012/191-les-communiques/1264-barometre-sofiasnesgdl- -
(4) « Le pouvoir des lectures convergentes », Étude « Print + Digital » réalisée par le Syndicat des Editeurs de Presse Magazine (SEPM), octobre 2012.
(5) A ce sujet, voire notamment l’intervention d’Arnaud Nourry au « Symposium d’éditeurs de huit pays européens » qui s’est tenu le 1er décembre 2011 au Palais du Luxembourg à l’initiative du Bureau international de l’édition français et du Syndicat national de l’édition française : http://www.sne.fr/actualites/le-premier-symposium-des-editeurs-europeens-s-est-reuni-le-1er-decembre-2011-au-senat-a-paris-.html
(6) « Politique du livre : quelle révolution numérique voulons-nous ? », Terra Nova, avril 2012
http://www.tnova.fr/note/politique-du-livre-quelle-r-volution-num-rique-voulons-nous