Carrière

Le retour du sens au travail


Speedy Life
Mardi 28 Mai 2013




« Votre travail a-t-il encore un sens ? » Cette question figurant à la une d’une récente édition du magazine Philosophie est loin d’être purement spéculative. Dans un monde du travail soumis à de multiples mutations, la quasi-totalité des salariés se la posent quotidiennement. Et de la réponse qu’ils y donnent dépend grandement la performance de l’entreprise. Si bien que loin d’être réservée aux seuls philosophes, la question du sens concerne désormais tous les managers.


Donner du sens au travail ? A l’heure du taylorisme triomphant, la proposition aurait été accueillie d’un haussement d’épaule par la plupart des managers. En ce temps-là, pas si éloigné, le management était plus simple, voire plus frustre. On considérait peu ou prou que les travailleurs se présentaient le matin à la porte de l’usine, de l’atelier ou même du bureau pour une seule et unique raison : gagner sa vie !
 
Si bien que le talent des dirigeants consistait avant tout à organiser le travail de la façon la plus rationnelle et la plus efficiente possible. Quant aux travailleurs, leur rôle consistait, très prosaïquement, à obéir aux ordres qui leur étaient adressés, le tout sous l’œil vigilant d’un contremaître chargé de s’assurer que les gestes accomplis correspondaient aux prescriptions formulées par des ingénieurs.
 
Comme l’observe Philosophie Magazine, cette façon de faire procédait aussi d’une méfiance fondamentale à l’égard des travailleurs. « Depuis l’ère des ingénieurs, on n’a jamais cessé d’encadrer le travail en partant du présupposé de la paresse des travailleurs, de leur négligence, de leur incompétence, de leur indifférence à la qualité ». Le travail ainsi pensé et organisé par les ingénieurs était donc rébarbatif, voire aliénant puisque, comme l’avait bien perçu Charlie Chaplin dans Les Temps modernes (1936), sa décomposition en une multitude de tâches routinières, segmentées et immuables lui ôtait tout intérêt.
 
Toutefois, cette monotonie était acceptée avec résignation parce qu’elle était – conformément aux principes énoncés par Henry Ford - le gage d’une hausse progressive du niveau de vie et d’une certaine sécurité symbolisée par l’avènement quasi généralisé du « salariat ».  Le travail était certes vidé de son sens, mais, en compensation, la vie privée s’améliorait substantiellement, au point que cette société industrielle est devenue aussi une société de consommation et de loisirs, les joies de la seconde compensant les désagréments de la première. Même un critique acerbe de l’univers tayloriste tel que le sociologue Georges Friedman, auteur d’un essai percutant sur « le travail en miettes », validait cette logique compensatoire, en prônant un plus grand développement des loisirs en dehors du travail.
 
Longtemps, chacun a trouvé son compte dans ce pacte tacite qui, en Occident, a progressivement noyé sous les biens de consommation, soudain accessibles au plus grand nombre, toute velléité révolutionnaire, les tensions entre travailleurs et patrons se cristallisant sur le montant de la compensation et non plus sur son principe. Conformément à la logique même de l’économie de marché, les luttes ouvrières n’étaient plus révolutionnaires, mais seulement transactionnelles ; les grèves, si dures fussent-elles parfois, ne s’apparentant qu’à une négociation sur le prix du travail. Or, la croissance aidant, ce prix pouvait augmenter. Si bien qu’au cœur des Trente Glorieuses, chacun pensait que ce système pourrait perdurer à l’infini…
 
Et pourtant, ce mode d’organisation est aujourd’hui, sinon totalement révolu, profondément en crise. Dans un ouvrage devenu un classique, les sociologues Luc Boltanski et Ève Chiapello estiment que la rupture s’est produite un certain Mai-68, lorsque une jeunesse étudiante plus éduquée et socialement favorisée que les générations précédentes a soudainement manifesté non un quelconque désir de collectivisme, mais une puissante aspiration à davantage d’autonomie, d’individualisme, de liberté et de créativité.
 
On le sait désormais : cette poussée de fièvre individualiste et libertaire n’a laissé intacte aucune des institutions sur lesquelles reposaient la société. L’Etat, la famille mais aussi l’entreprise ont été soudain sommées de se réformer, voire de se transformer. Or, s’agissant de l’entreprise, c’est bien sur la question du sens que se sont alors cristallisées les critiques comme l’illustre fort bien le slogan par lequel la jeunesse proclamait son refus de « perdre sa vie à la gagner ». En effet, davantage qu’un refus du travail proprement dit, les nouvelles générations exprimaient leur refus de la logique compensatoire dont s’étaient satisfait leurs parents. Ils voulaient « jouir sans entrave », y compris au travail !
 
Les plus avisés des chefs d’entreprise l’ont bien compris. Comme l’observe Eric Jacquemet, ancien patron de TNT Express France, « loin de se référer encore à des valeurs autoritaires, paternalistes, hiérarchiques et pyramidales, l’entreprise a intérêt à développer, dans son management une nouvelle vision fondée sur le libre engagement des individus, le développement de leur potentiel et de leur autonomie ». Un constat également dressé par Alain Lancry, professeur de psychologie du travail et d’ergonomie à l’Université de Picardie Jules Verne, qui observe qu’à côté du management autoritaire d’autrefois, « d’autres formes de direction des hommes font une place privilégiée à l’autonomie (management par objectifs) ou privilégient le potentiel des personnes (gestion par compétences) ou encore les connaissances partagées (l’apprentissage organisationnel). » Et de conclure : « Bref, on ne dirige plus une entreprise comme on le faisait jadis, convaincu que le pouvoir et la prise de décision ne se partageaient pas. » 
 
Bien sûr, tout n’est pas parfait. Mais la dynamique est lancée et elle ne peut que se renforcer à mesure que les nouvelles générations entrent sur le marché du travail. D’une part parce que les salariés appartenant à la fameuse génération Y manifestent une soif de sens bien plus importante encore que leurs aînés. Mais aussi parce que pour les jeunes patrons, la quête de sens est consubstantielle au désir de créer son entreprise. Fin connaisseur de ces nouveaux entrepreneurs, Michel Coster, directeur de l'incubateur à EMLyon Business School souligne sans ambiguïté cette dimension : « Entreprendre est un acte de révolte, voire de rébellion. Il est en rupture profonde avec un état d'esprit passif. il suppose une volonté irrésistible de redonner du sens à son action au travail, et à sa vie. »
 
Jeunes patrons de la société Wonderbox, leader sur le marché français des coffrets cadeaux de voyages et de découvertes, Bertile Burel et James Blouzard ne sauraient démentir une telle vision. Ils en effet décidé de créer leur entreprise pour vivre plus intensément leur passion commune pour les voyages et les escapades. Si bien que le management de Wonderbox s’en ressent fortement : « Notre entreprise n’est pas seulement née d’une passion. Elle fonctionne à la passion. Ainsi, lorsque nous recrutons de nouveaux collaborateurs, nous ne nous contentons pas d’examiner les compétences des candidats. Nous sommes plus attentifs encore à leur désir. Nous voulons nous assurer qu’ils trouvent du sens à ce que nous faisons et qu’ils trouveront donc du plaisir dans leur travail », explique Bertile Burel. Une posture volontiers partagée par James Blouzard, qui a, à maintes reprises, observé que chez Wonderbox comme dans toute entreprise quelle qu’elle soit, « on ne peut atteindre une qualité de service irréprochable en élaborant des procédures rigides. Donner de l’autonomie à des collaborateurs motivés et passionnés donne de biens meilleurs résultats dans notre quête d’excellence et de créativité ».
 
Offrir à chacun de ses collaborateurs un travail qui a un sens serait donc un gage d’efficacité et de performance pour l’entreprise. Mais, plus profondément, c’est probablement aussi un moyen, pour les entreprises, de répondre à la profonde quête de sens qui se manifeste aujourd’hui dans la société. « L’entreprise, c’est l’aventure humaine de notre époque. Chercher la voie de l’accomplissement, trouver un sens à ce que l’on fait chaque jour au service de la société, voilà les enjeux enfuis qui doivent nous mener à entreprendre et à créer, à prendre part à une activité commune », écrivait voici quelques années Romain Limouzin, étudiant à l’École des ponts ParisTech dans un essai primé par l’Institut de l’Entreprise. Et si le retour du sens dans l’entreprise annonçait celui de l’entreprise au cœur de la société ?


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